JEAN PIAGET (1896-1980)
INTRODUCTION
Pourquoi faire place, dans un cours consacré à l'approche des doctrines éducatives dans une perspective historique, à l'uvre de Jean Piaget ? Piaget est d'abord un psychologue pas un pédagogue.
Certes, mais :
1) L'histoire de la pédagogie et de l'enfance au 20ème siècle a dans les faits parti lié avec celle de la psychologie ;
2) La psychologie elle-même est d'emblée tributaire d'un projet implicite : mieux connaître pour mieux éduquer. Elle est "rousseauiste" sans (toujours) le savoir.
Jean Piaget n'est ni pédagogue ni spécialiste de l'éducation. Biologiste, philosophe et épistémologue, esprit universel épris de science, si ses travaux l'ont conduit à se pencher sur l'enfance et l'intelligence enfantine, c'est d'abord parce qu'il espérait y découvrir le dernier mot de la connaissance.
Qu'est-ce que connaître ? Piaget est convaincu que l'enfance détient le secret de cette question. La connaissance de l'enfance doit donc être située dans la perspective de cette interrogation philosophique. Et l'éducation en dépend.
I. PSYCHOLOGIE ET PEDAGOGIE
1. Psychologue ou pédagogue ?
Chacun le sait : Jean Piaget n'est pas d'abord un pédagogue, mais un psychologue, l'un des quelques grands psychologues de l'enfance et du développement qui ont et continuent d'exercer une influence considérable dans le siècle.
Cette influence est multiple, et on n'en finirait pas d'en suivre la trace. Multiple et conflictuelle, dans la mesure où l'opposition à, comme l'engagement en faveur de la "rénovation" pédagogique se sont souvent exprimés sous la bannière de l'uvre psychologique de Piaget.
Deux exemples pour illustrer cette place de Piaget dans la rénovation pédagogique :
On remarquera que Piaget propose moins une théorie de l'apprentissage qu'un théorie du développement.
On remarquera aussi que Piaget appartient à la lignée de ces "savants" (médecins, biologistes, psychologues.) dont le rôle est essentiel dans le développement de l'éducation nouvelle.
2. L'engagement pédagogique du pédagogue
Piaget dont l'uvre écrite est immense n'a pas beaucoup écrit dans le domaine de la pédagogie et de l'éducation proprement dites.
Parmi les quelques textes, il faut particulièrement retenir :
- Psychologie et pédagogie
- Où va l'éducation ?
Mais l'engagement et l'implication du psychologue dans les questions d'éducation (par exemple dans le cadre de l'UNESCO entre 1946 et 1950, où il est sous directeur général chargé de l'éducation) et dans le courant de l'éducation nouvelle sont sans faille.
C'est que Piaget conçoit l'éducation et la pédagogie comme une sorte de psychologie appliquée. Bien sûr, la pédagogie n'est pas directement déductible de la psychologie ; éduquer est une tâche et un métier à part entière qui requièrent une réflexion, une recherche, une pratique spécifiques ; mais ses principes en découlent.
La pédagogie serait à la psychologie ce que la médecine est à la physiologie. Piaget emploie souvent cette comparaison : le pédagogue doit connaître la psychologie comme le médecin doit connaître la physiologie.
La psychologie a ainsi un rôle de catalyseur, de stimulateur de réformes, d'expertise scientifique.
Piaget accepte de s'aventurer sur le terrain de l'éducation en espérant "contribuer à améliorer les méthodes pédagogiques et à l'adaptation officielle de techniques mieux adaptées à l'esprit de l'enfant", comme il l'écrit dans son Autobiographie.
II. DE LA PSYCHOLOGIE A LA PEDAGOGIE : L'EXEMPLE DE L'EDUCATION MORALE
Pour montrer comment Piaget conçoit le passage psychologie - pédagogie, on choisira volontairement un domaine qui n'est pas le plus souvent évoqué : celui de la formation morale.
On s'occupe plus volontiers de ce qui concerne l'éducation intellectuelle. Mais sur ce terrain là, le lien psychologie - pédagogie nous paraît si assuré, si certain, si "évident", que nous ne le voyons plus, que nous ne l'analysons plus. Passer sur le terrain de la formation morale est donc une utile opération de "décentration".
1. L'étude du jugement moral chez l'enfant
Un livre de Piaget "Le jugement moral chez l'enfant" et une conception de la moralité (1932) seront ici examinés.
Il s'agit d'un ouvrage qui connaît et conserve une grande influence auprès des psychologues et des éducateurs, notamment anglo-saxons.
Notre examen prendra largement appui sur l'analyse que consacre Olivier REBOUL à ce problème : Les valeurs de l'éducation, Paris, PUF, 1992, p. 111 et suivantes.
a) A quoi s'intéresse le psychologue dans cette étude ? Sur quoi porte l'investigation psychologique ? Sur l'aptitude enfantine à prononcer des jugements moraux. Non pas la morale que l'école ou la famille enseignent, mais bien la morale "spontanée" de l'enfant lui-même, à travers les jugements qu'il porte de lui-même sur ce qui est bien et ce qui est mal, et selon son âge, à travers les différents stades de sa croissance.
La distinction de stades d'évolution du jugement moral chez l'enfant sera l'une des conclusions majeures de l'étude.
b) Quelle conclusion le psychologue tire-t-il de cette étude ? Une leçon de pédagogie ! Une conception de l'éducation morale démocratique étayée sur l'évolution "naturelle" du jugement moral chez l'enfant.
c) Examinons les investigations auxquelles procède le psychologue : l'observation des activités spontanées et celle des comportements et propos dans des situations-problèmes provoquées par l'expérimentateur.
Piaget observe alors les variations de comportements des joueurs selon les âges, pose des questions : l'origine du jeu, les règles, la tricherie.
Soit la question : "Peut-on changer les règles du jeu ?". Les réponses permettent de distinguer des stades :
- 5/6 ans : "Non, changer les règles serait tricher !". Pourquoi ? Parce que dans l'esprit de l'enfant de cet âge, tout se passe comme si les règles avaient été posées par une autorité extérieure et supérieure : "les messieurs de la commune", "le bon dieu" (cf. p.38/40). Commentaire de O. Reboul, p. 112 : "On voit que ces chers petits donnent totalement raison à Durkheim".
(Exercice de "révision" en forme de clin d'il : en vous reportant au cours sur Durkheim, expliquez ce commentaire.)
- 11/12ans : A l'autre bout, la réponse est tout autre : "Comment ça a commencé les règles ? - C'est des garçons qui se sont entendus entre eux et qui les ont faites? - Pourrais-tu inventer encore une nouvelle règle ? - Peut-être ( ) - On pourrait jouer comme ça ? - Oh oui ! - C'est une règle juste comme les autres ? - Les gamins pourraient dire que c'est pas très juste, parce que c'est de la chance. Pour qu'une règle soit bonne, il faut que ce soit de l'adresse. - Mais si tout le monde jouait comme ça, ce serait une vraie règle, ou pas ? - Oh ! oui, on jouerait aussi bien avec ça qu'avec les autres règles". (p. 45). Donc, la règle a une valeur parce qu'elle a des motifs rationnels et qu'elle est admise par tous les joueurs.
La première histoire est une comparaison entre deux
enfants : Jean, qui absolument sans le faire exprès, a
renversé un plateau et cassé 15 tasses ; Henri, qui,
pour voler de la confiture, a cassé une tasse.
Question : est-ce que les deux enfants sont "la même chose
vilains" et sinon, lequel est "le plus vilain" ?
(p.92/93)
Réponses :
- Les plus petits, jusqu'à 7 ans : il faut punir celui qui a cassé 15 tasses ! L'idée est donc celle d'une culpabilité objective. La faute se mesure aux conséquences physiques, matérielles, objectives, et non pas à l'intention.
- Les plus grands : Il faut punir celui qui a volé. C'est l'intention qui compte.
D'autres histoires posent le problème du mensonge. Comparaison entre deux mensonges : X est rentré de l'école en disant à sa mère qu'il avait obtenu de bonnes notes=85 Y ayant eu très peur d'un chien raconte chez lui qu'il "a vu un chien gros comme une vache". Le quel des deux est "le plus vilain" ?
Réponses :
- 7/8 ans : Tous les enfants de cet âge disent que "le plus vilain" est celui de la vache ! "Pourquoi c'est le plus vilain ? - Parce que ce n'est pas vrai. - Et celui des bonnes notes ? - Il est moins vilain. - Pourquoi? - parce que sa maman aurait cru. Parce qu'elle voulait croire au mensonge". (6 ans, p. 117). On est toujours du côté de la "culpabilité objective".
- 11/12 ans : Ce n'est que vers cet âge que l'enfant comprend le caractère intentionnel du mensonge.
Piaget étudie également le sens de la sanction et de la faute : Un écolier, n'ayant pas fait ses devoirs, raconte qu'il était malade. Méfiante, la maîtresse prévient les parents. Trois punitions sont ptoposées aux enfants : 1) copier 50 fois un poème ; 2) "le mettre au lit avec une petite purge" (sic !) ; c) ne pas le croire le lendemain quand il rapportera une bonne note.
Réponses :
- Les petits adoptent la première punition. "C'est ce qui puni le plus". Conception expiatoire de la punition.
- Les grands choisissent b et c. La punition a un rapport précis à la faute.
2. Conséquences éducatives
Plutôt que d'imposer de l'extérieur des règles et des contraintes, une autorité formelle, il faut que l'école utilise la ressource éducative naturelle qu'est la vie de groupe spontanée des enfants.
La vraie éducation morale est alors dans le jeu. L'école doit se mettre à l'école du jeu : apprentissage du respect d'autrui, du contrat, de la justice distributive, de la coopération.
La classe, l'école, doivent devenir une société de libre coopération.
On notera qu'il y a bien là une critique de fond de l'éducation morale selon Durkheim. (Rappel : chez Durkheim, la morale est morale de la règle, de la discipline. L'éducation est alors intériorisation des règles extérieures, posées par la société. Intériorisation "vécue", affective, et rationnelle par l'explication des règles et de la nécessité de l'obéissance. Pour Durkheim, l'éducation morale devait être l'intériorisation des normes et des valeurs qui assurent la cohésion sociale et règlent les comportements individuels). On a donc bien là deux anthropologies politiques, deux conceptions opposées de la démocratie et de l'éducation à la démocratie. La discussion de ces thèses - on ne les mènera pas ici renvoie à la philosophie de l'éducation.
III. LE PSYCHOLOHGUE ET L'EDUCATION INTELLECTUELLE.
Développer ce chapitre relèverait plutôt du cours de psychologie de l'enfant. On s'y reportera donc. On se contentera ici d'une évocation nécessaire pour éclairer l'histoire des idées et des doctrines éducatives modernes.
Ce qui vaut sur le plan de l'éducation morale vaut a fortiori pour l'éducation intellectuelle ; le développement de l'éducation morale selon Piaget découle du développement intellectuel.
Piaget avait bien entendu commencé par là : l'étude de l'intelligence et de la pensée enfantines.
- L'intelligence se développe par stades (des paliers d'intégration) caractéristiques de classes d'âge.
- Le développement conduit "naturellement" (c'est-à-dire si le mécanisme à l'uvre joue normalement n'est pas entravé) du "réalisme" à la pensée formelle.
- Le développement de l'enfant (de l'individu) rappelle le développement de l'espèce (l'humanité historique). Les enfants retrouvent des phases antérieures de l'histoire.
On le voit clairement dans les propositions que faisaient à l'époque - les années soixante-dix - les psychologues du laboratoire de Piaget invités par le canton de Genève à étudier une rénovation de l'enseignement des sciences dans les écoles primaires :
- Laisser libre cours à l'activité (action intériorisée) des élèves, moteur du développement.
- Mettre en place des situations de jeu et d'exploration qui permettent aux élèves de faire surgir des "problèmes spontanés".
- Accepter que les acquisitions soient moins commandées par un programme "extérieur" que par un mouvement intérieur. Le maître saura toujours s'accommoder des programmes. On aura reconnu là une formulation de la "révolution copernicienne " en éducation. D'où l'intérêt pour la pédagogie par objectifs, les référentiels d'objectifs.
- Discuter avec la classe les situations-problèmes explorées ; confronter les analyses et points de vue.
- Concevoir et conduire la classe en apprentissage comme une "société de libre coopération".
- Reconnaître le rôle et l'importance du groupe des pairs dans l'apprentissage.
CONCLUSION
Que demeure-t-il aujourd'hui de l'influence de Piaget dans les conceptions éducatives ?
Sa place est trop importante pour prétendre la résumer !
Nous sommes vraisemblablement moins enclins aujourd'hui à situer l'éducation dans le prolongement de la psychologie du développement. Les dimensions sociales, politiques, institutionnelles, éthiques de l'éducation nous apparaissent avec insistance.
Sans doute faut-il alors distinguer deux aspects :
- un aspect scientifique, celui des prolongements contemporains de la psychologie piagetienne, multiple et foisonnant ;
- celui de l'histoire des idées éducatives en liaison avec l'histoire de la société. Sur ce plan, comme le notaient Philippe Raynaud et Paul Thibaud, la conception de Piaget est très caractéristique du monde moderne et de la place qu'il aura fait à l'individu :
"La pédagogie moderne, telle qu'elle se développe de Peztalozzi à Piaget, repose sur ce qu'on peut appeler un " renversement copernicien " dans la définition des tâches de l'école : au lieu de partir des exigences abstraites ou externes de la société ou de l'école pour définir l'enseignement que l'on doit donner aux individus, on part des "besoins" de ces derniers pour créer un milieu éducatif où ils pourront réussir les " apprentissages" nécessaires à leur " développement " .
Philippe RAYNAUD et Paul THIBAUD,
La fin de l'école républicaine, Paris,
Calmann-Levy, 1990,p.58.
BIBLIOGRAPHIE
PIAGET J. Psychologie et pédagogie (1935, 1965), Paris, Denoël, Bibliothèque Médiations, 1969.
PIAGET J. Où va l'éducation ? (1948, 1972, pour l'UNESCO), Paris, Gallimard, Col. Folio/essais, 1988.
DOLLE J.M. Pour comprendre Jean Piaget, Toulouse, Privat, 1974.
MAURY L. Piaget et l'enfant, Paris, PUF, col. Philosophies, 1984.